La bière

Work in progress : première version d'une nouvelle à venir.       


Il fait chaud, l'assemblée transpire avec dignité, rassemblée autour de la tombe béante. Le maire vient d'arriver avec un aréopage réduit, le premier adjoint et la secrétaire de mairie. Il échange gravement des poignées de main à gauche et à droite, à croire qu'il a entamé sa campagne. Je parie que tout à l'heure, il ira serrer la louche à toute la famille et murmurer quelques platitudes bien choisies. En attendant, on se serre un peu pour lui faire de la place. A sa gauche, légèrement en retrait pour ne pas paraître trop ostentatoire, le directeur de l'hôtel spa. Lui, je ne pensais pas qu'il viendrait, depuis le temps que le mort et lui se sont brouillés lors de la vente du terrain sur lequel l'hôtelier a bâti son empire. Une obscure histoire de viabilisation je crois. N'empêche, il est là, tout confit de recueillement.


De l'autre côté, comme séparée des simples connaissances par la tombe, la famille. Au premier rang de laquelle la petite Anna -  elle a aujourd'hui dépassé la quarantaine, mais elle reste pour moi la petite que j'ai eue en classe jusqu'à son entrée en sixième, ainsi que son frère d'ailleurs. La pauvre, elle a l'air très affectée, elle est soutenue par son compagnon, le musicien. A sa gauche, là où elle a sa canne, il y a un vide que personne ne semble vouloir combler, puis le reste de la famille, la tante Cécile, qui me fait un petit signe de la main, l'oncle Michel, et derrière, les cousins, j'en compte cinq, dont deux à qui j'ai appris à lire, mais le compte n'y est pas, il en manque encore au moins deux autres.


"Seigneur, puisque tu as voulu rappeler à toi ton serviteur Pierre Feld, accepte la prière que du fond de notre cœur nous lançons vers toi pour lui conserver la vie radieuse et l’élever encore…". La voix de basse du père Ngongolo porte à travers tout le cimetière. L'assemblée se signe comme un seul homme. "Puisse sa vie avoir été tendue toute entière vers le Bien et l’Amour de son prochain, vers les siens qu’il a tendrement chéris et vers tous ceux qui, dans la souffrance, appelaient au secours." Pas sûr que feu Pierre Feld ait fait preuve d'autant de philanthropie, me dis-je en me rappelant la froideur avec laquelle il m'avait accueillie dans son cabinet lors du décès de mon mari. Je vois soudain Anna tressaillir. Je tourne la tête en direction de ce qu'elle a vu. Un homme se tient là, derrière la haie. La casquette posée bas sur son front dissimule son visage mais il me paraît familier. Anna et lui ne se quittent pas des yeux, puis l'inconnu fait volte-face et disparait sans qu'apparemment personne d'autre que nous deux ne l'ait vu. Anna me regarde, et soudain je comprends qui il est. Ben. Son petit frère. "Souviens-toi que tu es né poussière et que tu reviendras poussière" dit le curé en jetant dans la fosse une poignée de terre avant de se signer et d'inviter d'un geste la famille à faire de même.


La file de condoléances s'allonge sous le soleil. Je patiente avant d'aller embrasser Anna, qui me chuchote : "Inge, vous l'avez-vu ?". Sa question confirme mon intuition, mais je me contente de hocher la tête et de la serrer bien fort avant de laisser la place au suivant.  


Je sors du cimetière pour regagner le centre du village. Je n'ai pas envie de participer à la collation dans les salons d'honneur de la mairie. Je n'ai pas envie d'entendre les anecdotes que chacun croira bon de raconter, ni de voir Anna chercher dans l'assemblée un homme à casquette. Je ne veux parler à personne. Le retour de Ben, après plus de vingt d'absence, me trouble étrangement. J'ose croire que le temps passant, il a pu pardonner à son père, mais pourquoi alors se cacher ? Sur le chemin qui me mène à ma petite maison où je cultive mon veuvage, je suis submergée par les souvenirs de tous ces morts que j'ai vu mettre en terre, dont la disparition m'a parfois laissée indifférente, parfois bouleversée. J'avais vingt ans quand mon propre père est mort, Ben presque le même âge quand il a perdu sa mère ; pour chacun de nous la vie ensuite n'a jamais été la même. Je songe avec une tristesse que je n'avais pas ressentie depuis longtemps à l'existence qui aurait été la mienne si Papa avait encore été là. Je ne serais sans doute pas devenue institutrice, et j'aurais peut-être continué à danser. Dans ce peut-être, cette possibilité que j'ai lâchée, se tiennent les regrets de toute ma vie.


Je crois que je n'irai plus aux enterrements. D'ailleurs, si je pouvais, je n'irais pas au mien.  

Posté le 03/11/2021 à 19:03

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