Chez le dentiste
"Vos prothèses ont quel âge ? Ah, 25 ans ! Alors il est temps de les remplacer. Vous verrez, maintenant la sécu rembourse très bien !". J'ai dit oui aux travaux dentaires.
Au cours de cette première étape, il doit
s'agir de défaire l'existant, c’est-à-dire de tout bonnement me casser les
dents de devant (douze au total), pour faire ensuite des prises d'empreintes
qui serviront au prothésiste, avant de me fixer des dents provisoires – ce qui
ne sera pas inutile, la suite le démontrera.
Avant toute chose, on m'anesthésie la quasi-totalité
de la mâchoire supérieure : bien que la douzaine de dents à remplacer soit dévitalisée,
on va mordre sur les gencives. Au vu de ce que me fera subir ensuite l'homme de
l'art, je me réjouis de ne rien sentir. On passe donc aux choses sérieuses :
armé d'une fraise dont il va bientôt augmenter la taille, le praticien
entreprend d'attaquer la couche de céramique sur les couronnes. Je parviens à
m'apercevoir dans la visière de son casque de protection : j'arbore désormais
un sourire aux dents fendues en deux par une ligne noire. Ça pourrait presque
être esthétique. Je me demande si je ne vais pas finir avec les dents taillées
en pointe, comme les Pygmées.
Mais la fraise ne suffit pas, il faut dégonder
les couronnes et le bridge : pour ce faire, il existe un instrument qui permet
de taper sur les dents, une sorte de petit marteau dont les percussions
résonnent assez désagréablement dans mon crâne – j'ose à peine imaginer ce que
j'endurerais sans anesthésie. Mais les prothèses sont rétives, et probablement
très bien collées, elles refusent de se détacher. L'homme de l'art soupire, la
tâche va s'avérer plus ardue que prévu, se saisit de divers instruments que
malgré leur taille minuscule, le patient rivé à son fauteuil hésite à
cataloguer dans la famille des outils ou des instruments de torture. Bénie soit
l'anesthésie, me dis-je encore. Il fraise donc, rabote, lime, tape, tire, dérape
parfois – ce n'est pas grave, je ne sens rien parviens-je à le rassurer bouche
à demi-entrouverte, quand il s'excuse -, se reprend, passe de l'air, déplace
l'aspirateur à salive, soupire encore, je crois même entendre un discret
"Puta !' – mon dentiste est roumain – mais il fait en tout cas preuve
d'une patience qui force mon respect.
Comme je trouve le temps un peu long je tâche
de me concentrer sur les bruits – le glouglou de l'aspirateur à salive, le
sifflement de la fraise, les coups de burin dans mon crâne – et me trouve
plutôt bien, la tête pressée contre le ventre du dentiste, c'est enveloppant et
pour un peu j'aurais l'impression qu'on me fait un câlin. De temps en temps le
propriétaire du ventre accueillant fait une pause, m'invite à me rincer la
bouche pour me débarrasser des débris. Je suis prise d'un accès de panique car mes
mâchoires sont bloquées par la tension et je dois m'aider des deux mains pour
parvenir à fermer la bouche (ça craque) ; incapable de joindre les lèvres à
cause de l'anesthésie, je m'arrose copieusement d'Eludril et n'ai d'autre choix
que de me pincer la bouche avec l'impression de tenir un bec de canard.
Bon gré mal gré, le dentiste parvient au bout
de sa tâche. J'ai le temps de m'apercevoir dans sa visière, et suis horrifiée
par la vision d'une gencive de junkie pleine de chicots noirâtres et de trous,
avant qu'on me fourre dans la bouche une pâte au goût de banane. On en est donc
à la prise d'empreintes. Je regarde discrètement ma montre : me casser les
dents a pris plus d'une heure et demie. Trente minutes et deux autres pâtes au
goût indéfinissable plus tard, nouveau coup d'œil dans la visière : le sourire
édenté a disparu, pour laisser place à de belles dents blanches bien rangées.
Me voilà parée d'attributs provisoires qui me paraissent tout à fait réussis,
si j'en crois le sourire de travers que je me fais dans le rétroviseur. Rendez-vous
dans quinze jours.
Posté le 11/05/2021 à 16:47