J'écris un livre
Il est
en retraite depuis peu. Pour s'occuper, parce qu'il est hyperactif, et parce depuis
une blessure au mollet il ne peut plus courir, il a décidé d'écrire un livre.
Il s'y est mis depuis début janvier, et nous annonce avec fierté qu'il en a écrit
325 pages. En deux mois. Il faut dire qu'il n'a pas ménagé ses moyens ni ses
efforts : aidé par un logiciel nommé Control
Writer acquis pour un abonnement annuel de 60 €, il a monté une intrigue en
8 chapitres et une quarantaine de sous-chapitres, créé des fiches personnages,
rédigé un synopsis, monté un décor installé sur la modélisation de Google Earth
et illustré par de nombreuses photos tirées du web, et entrepris de rédiger son
récit. Lequel s'intitule pour le moment Ticket
maudit et raconte l'histoire d'un entraîneur sportif qui récupère les gains
d'un ticket de loto de 200 millions d'euros, légué par son propriétaire défunt
à condition qu'il s'engage à s'occuper de sa fille.
Il ne le dit pas, mais je crois sentir qu'il est assez fier de lui, nous montrant les statistiques éditées par son logiciel, qui lui indiquent le nombre de pages écrites quotidiennement, le temps passé compté en jours, heures et minutes ; c'est une sorte de challenge, au bout duquel il est bien résolu à aller. Il écrit chaque jour ou presque, plusieurs heures, quand l'envie le prend, au petit matin souvent, la télé branchée sur W9 mise en sourdine. Il sort le gros classeur dans lequel il a glissé sa production et nous invite à le feuilleter. Je parcours les premiers chapitres : je ne m'attends pas à de la grande littérature de la part d'un homme qui reconnaît ne pas lire – au demeurant je ne vois pas de livres chez lui, à l'exception de quelques ouvrages documentaires et l'opus de John-Nicholas Gray Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus -, et passe une bonne heure chaque matin devant BFM TV -, les fautes d'orthographe et de ponctuation émaillent un texte maladroit et bourré de détails inutiles, les dialogues sont sans consistance, l'enchaînement des péripéties se fait sans grande logique.
C'est qu'il aborde la littérature avec un esprit strictement pratique, comme une tâche à mener à bien, une paillotte à construire dans son jardin, et reconnaît n'utiliser qu'une partie des possibilités de son logiciel. Au demeurant, il n'y a vu que les outils, et a négligé l'aspect un tant soit peu littéraire, les conseils d'écriture donnés par des coachs en écriture romanesque. J'y retrouve des conseils que j'ai déjà glanés sur Internet, sur le point de vue du narrateur, la construction des personnages, l'utilisation des adverbes, de quoi amender quelque peu sa production. Mais l'aspect littéraire de l'écriture, le travail du style, la glaise des mots, la mélodie de la langue ne l'intéressent pas. Ce qui compte, c'est le temps passé, et le travail produit.
Il me demande mon avis sur le logiciel, dont je lui dis que c'est un outil intéressant. Je ne lui dis pas ce que je pense au fond de ce produit marketing qui surfe sur la vague des activités visant à s'occuper chez soi en période de restrictions sanitaires, et qui donne hypocritement à n'importe qui l'illusion de croire qu'un programme informatique suffit pour écrire un roman. Je ne lui dis pas qu'écrire est un travail de longue haleine, qu'il repose sur des années de travail et passe par la lecture de "maîtres" et un long apprentissage, que la gestation est longue et parfois douloureuse, et qu'à part s'appeler Jean-Paul Dubois on écrit rarement un roman en si peu de temps.
Il sait que j'écris aussi. Il me demande si j'ai moi aussi écrit des romans… Des nouvelles lui réponds-je, et un projet romanesque en chantier. Sa curiosité s'arrête là. Je ne fais pas de remarques sur sa production, tâchant de mettre de côté mes a priori et mes réflexes professionnels. Parce qu'il faut tout de même lui tirer son chapeau : sans prétention littéraire ni expérience aucune, il s'est lancé dans un projet qu'il va mener à bien. Il s'est mis à l'écriture comme il a jadis passé le permis de tout ce qui se déplace, poids lourd, bateau, avion, avec une constance, une opiniâtreté et une organisation qui forcent le respect à défaut de l'admiration. Pour avoir, à la fin, la satisfaction de dire je l'ai fait.
Posté le 15/03/2021 à 10:14