La langue de bois et le politiquement
corrects sont des concepts historiquement différents mais tous deux des
éléments fondamentaux du discours au service d'une idéologie. Ils sont à
l'œuvre aujourd'hui, non seulement en politique mais dans tous les domaines du
langage, nous n'y échappons pas.
Stendhal citait, en tête d'un des chapitres
de Le Rouge et le Noir, le père
Malagrida, jésuite portugais, qui affirmait que "La parole a été donnée à
l'homme pour cacher sa pensée". De miroir, inversé, de la pensée, le
langage est devenu un outil de dissimulation au profit d'une idéologie. C'est
le concept de la langue de bois, issu de l'ère bolchevique. Sous l'égide du
Parti, se met en place un langage particulier destiné à véhiculer des idées et
à servir la propagande. A empêcher de penser, à empêcher de mettre en images la
réalité exprimée par les mots et, évidemment, à éviter toute rébellion.
Quelques exemples, cités par George Orwell dans son essai La politique et la langue anglaise, rédigé en même temps que 1984 : sous le régime communiste, quand
des villages sont incendiés, les habitants contraints de fuir, cela s'appelle
"pacification". Quand des milliers de paysans sont jetés sur les
routes, cela s'appelle "un transfert de population" ou "une
rectification de frontière". Quand des gens sont tués d'une balle dans la
nuque ou envoyés dans des camps en Sibérie, cela s'appelle "l'élimination
d'éléments suspects".
1984
est une dystopie qui met en scène un monde totalitaire. Orwell s'est inspiré de
façon évidente du régime soviétique, en témoignent les premières pages du roman
où le portrait géant du chef du Parti est omniprésent, avec la mention
"Big Brother is watching you", tandis que l'électricité est coupée en
journée. On se croirait en URSS, en pleine guerre froide. Ce monde fictif est gouverné
par la Police de la Pensée, où le Ministère de la Vérité charge Syme de créer
la novlangue, au détriment de l'ancilangue. La novlangue est une langue extrêmement
simplifiée, à la fois dans son vocabulaire et dans sa grammaire. Elle est
présentée en détail dans l'appendice du roman d'Orwell. Disons pour faire court
et essentiel qu'elle est destinée à anéantir toute expression de la pensée
individuelle et à empêcher toute pensée critique. "Nous détruisons chaque
jour des mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu'à
l'os.", dit Syme. Cette fiction aurait-elle valeur de prophétie ?
C'est en tout cas la vision de Franck
Lepage, qui a été instituteur, animateur, fondateur d'une compagnie de théâtre,
et qui défend le concept d'"éducation populaire". Il est l'inventeur
des "conférences gesticulées", sortes de sketchs où à partir d'une
quinzaine de mots très usités qu'il mélange il parvient à faire des phrases
pour aboutir à un discours qui ne veut strictement rien dire :
décentralisation, diagnostic partagé, mondialisation, proximité, citoyenneté,
local, démocratie, participation, acteurs, partenariat, contrat, développement,
projet… on reconnaîtra sans peine ce vocable utilisé à l'envi et de façon plus
ou moins heureuse par nombre de nos représentants politiques. La démonstration
est époustouflante, je ne peux qu'encourager le lecteur à visionner quelques-unes
de ses vidéos. Au-delà de l'aspect humoristique de ses prestations, Franck Lepage
est un agitateur qui cherche à nous désintoxiquer de la langue de bois. Son
discours est éminemment politique, gauchiste et syndicaliste, mais il met le
doigt sur une mécanique linguistique à l'œuvre qui n'est pas sans conséquences.
En effet, si l'on remplace un terme négatif par un autre plus positif, par
exemple "récession" par "croissance négative", il devient
plus difficile de remettre en cause la politique économique du pays. Même chose
si l'on remplace "licenciement collectif" par "plan de sauvegarde
de l'emploi". Le simple fait de dire "demandeur d'emploi" plutôt
que "chômeur" n'est pas anodin. Un dernier exemple, qui relève cette
fois non plus du vocabulaire mais de la structure de la phrase elle-même : dire
"Il a été décidé que…" plutôt que "Nous avons décidé que…"
entraîne, avec la voix passive et donc la disparition du sujet réel, une
destruction de la responsabilité, un anonymat qui évite de trouver un coupable.
On n'est pas loin des formules caractéristiques du jargon communiste lorsqu'on
entendait que le plan quinquennal avait été rempli…
Quoique d'origine différente et plus récent,
le politiquement correct est un concurrent de la langue de bois. Il est apparu
aux États-Unis dans les années 70. Face à la première vague des revendications identitaires,
il a fallu ériger le rempart du "politically correct", dont le
principe consistait à éviter d'offenser la conscience de toute communauté.
C'est le règne de la plus grande vigilance, où l'on se met à employer une
expression minimaliste, accompagnées d'euphémismes, de litotes ou de clichés.
C'est un code de bienséance langagière, qui devient peu-à-peu une contrainte de
non-expression généralisée, à base d'un conformisme réputé "bien
pensant". A tel point que ce code détermine, dans les milieux universitaires,
les relations entre enseignants, entre étudiants, et surtout entre enseignants
et étudiants, et qu'à Harvard on organise des stages de "political
correctness". Big brother is watching you ?
La principale différence entre langue de bois
et politiquement correct est là : la première est dictée par un régime
autocratique, tandis que la deuxième est au départ mise en place par des
gouvernements soucieux de davantage de démocratie, et de préserver les
communautés. Cependant, l'effet est le même : un réel appauvrissement du
langage, qui se détache du contexte politique et social américains pour gagner
en Europe d'autres lieux et milieux, notamment celui de la communication et de
l'économie. Ses moyens ressemblent beaucoup à ceux auxquels recourt la langue
de bois : on est au royaume de l'euphémisme. Ainsi les aveugles deviennent-ils
des mal voyants, les sourds des mal entendants, les concierges des gardiens
d'immeubles, les pauvres des démunis, et on ne parle plus de grève mais de
mouvement social – un comble quand les métros et trains sont immobilisés sur
les voies !
On aseptise le vocabulaire pour éviter toute
vexation, au risque d'une réelle perte de sens, d'une certaine bien pensance et
d'un certain conformisme. On en vient à s'autocensurer. Comment parler d'une
personne à la peau noire par exemple ? Employer le mot "nègre" a des
relents colonialistes nauséabonds. On ne peut plus dire noir, ni black, qui
sont devenus péjoratifs. On dit "d'origine africaine", espérant
mettre dans ce flou géographique un peu de poésie, ou "personne de
couleur". Laquelle peut être verte de peur ou rouge de colère. Le problème
est qu'à force de craindre de déplaire, on ne s'exprime plus, à part pour dire
ce qu'il est souhaitable de dire. Le politiquement correct s'est imposé de
façon insidieuse dans les médias et dans la langue quotidienne. Plus question
d'appeler un chat un chat, une personne obèse est en surcharge pondérale, une
caissière une hôtesse de caisse, un cadre de plus de 50 ans un senior confirmé.
Et qui aujourd'hui pourrait prétendre avoir la liberté de ton de Pierre
Desproges sans risquer d'encourir un procès pour propos diffamatoires ?
Des expressions convenues aux idées
toutes faites, il n'y a qu'un pas. C'est sans doute là le réel danger de la
langue de bois et du politiquement correct : si l'on perd la capacité de
s'exprimer, on perd celle de penser.
En littérature, le politiquement correct se
traduit par le cliché. Si j'écris : "Il fronça ses sourcils broussailleux
en lui jetant un regard perçant. Elle frissonna jusqu'aux os et sentit son cœur
battre la chamade", j'ai utilisé quatre lieux communs. Il s'agit
d'habitudes d'écriture, répétées avec suffisamment de constance pour être
reconnues comme relevant d'expressions dites "littéraires ; elles jouent
le rôle d'un label, d'une étiquette. Elles peuvent fonctionner par métaphore –
des yeux bleu océan, une confiance aveugle, la couleur argentée de la lune -,
par association – une marque indélébile, un nez aquilin, manquer cruellement de…
-, par comparaison – des cheveux blonds comme les blés, se tenir droit comme un
i, etc. On trouvera nombre d'exemples commentés avec humour dans Le dictionnaire des clichés littéraires
d'Hervé Laroche. Plus encore, afin que l'on ne me reproche pas de n'avoir
évoqué que la langue, le cliché, ou lieu commun, se niche aussi dans les idées.
Fleurissent nombre de romans ou films bourrés de topos, qu'il s'agisse de
l'intrigue - deux personnages se détestent et finissent par tomber amoureux,
l'amour triomphe de tout, la thématique rabattue de l'infidélité conjugale, etc
– ou d'un personnage – le méchant devient gentil, le flic est forcément
alcoolique et dépressif. Le travail d'un écrivain va consister justement à,
dans la mesure du possible, éviter de tomber dans le piège du cliché, qu'il
concerne le fond ou la forme.
George Orwell donnait, dans La politique et la langue anglaise, de
nombreux conseils et exhortait à la "simplicité travaillée" :
"N'utilisez jamais une métaphore, une comparaison ou toute autre figure de
rhétorique que vous aurez déjà lue à maintes reprises. N'utilisez jamais un mot
long si un mot plus court peut faire l'affaire. S'il est possible de supprimer
un mot, n'hésitez jamais à le faire."
Comment échapper au prêt-à-penser du
politiquement correct ? Il faut garder à l'esprit que la langue est un outil au
service du pouvoir. Les mots ne sont jamais anodins, et la préservation de leur
richesse est le garant de la liberté d'esprit. Cherchons à parler, à écrire
juste, et bien. Soyons vigilants. Lisons, écrivons.