L'Usine à Paroles

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L'amour est soluble dans l'eau de vaisselle

Il y en a partout.  Sur la table que Max n’a pas eu le temps de débarrasser entièrement, par terre et sur les chaises, dans les verres, des bouts de spaghetti rougis par la sauce tomate qu’il a même retrouvés dans le cou des enfants, malgré les grands langes blancs qu'il leur a mis en guise de serviettes. Si l'on ajoute à cela l’explosion rouge qui fait ressembler la table de cuisson au décor d’un film de série B, le grand nettoyage des lieux va lui prendre un bon moment.


Un peu de musique en écoute directe sur le portable posé sur le plan de travail, un concert de Cesaria Evora sur France-Inter, l’eau chaude et le produit vaisselle qui mousse dans l’évier, un décaféiné tiédi qu’il avale cul sec, et Max s’attelle à la vaisselle avec les accords de piano, les notes du saxophone et les applaudissements du public qui reprend en chœur le refrain de la chanson inaugurale du concert, Saudade.

Max fredonne aussi, lave les verres puisqu’on commence toujours par ce qui est le moins sale, rince à l’eau claire, égoutte, plonge les assiettes dans l’évier et se reproche aussitôt de n’avoir pas plus soigneusement vidé leur contenu dans la poubelle car déjà l’eau se transforme en bouillon rougeâtre et gras où flottent des morceaux de pâtes et de viande.

Il soupire, nostalgique d’un lave-vaisselle dont Nadia ne veut pas sous prétexte que c’est un engin bon pour les paresseux et qui prendrait bien trop de place dans la cuisine exiguë. Cesaria enchaîne sur une autre chanson, une version un peu jazzy de Besame mucho que Max reprend à cœur joie, que c’est bon de bramer embrasse-moi fort en faisant la vaisselle se dit-il.


Puis, alors que la chanteuse entame un morceau plus dansant, avec une touche brésilienne dans laquelle son oreille non lusophone repère le mot carnaval, il perçoit un pleur au lointain de l'appartement. Max se précipite : c'est Ludovic, le petit, qui a fait un cauchemar et est tombé du lit. Il s'assoit par terre à côté de l'enfant et l'entoure de ses bras, tandis que sa sœur Pénélope, réveillée par le bruit, vient se blottir contre lui.

Il apaise les pleurs en chantonnant, le petit garçon se calme vite et se rendort contre lui. Il le recouche, raccompagne ensuite l'aînée à son lit, lui caresse les cheveux, le front et les sourcils en un rituel immuable sans lequel elle ne retrouvera pas le sommeil, et revient ensuite à la cuisine. Flash de 22 heures, des nouvelles du "printemps arabe" et encore des morts en Syrie et en Lybie, la stratégie de l'UMP après son revers aux dernières élections, on aborde la météo pour le lendemain quand soudain c'est le silence.

Max jure, il va rater la reprise du concert, s'essuie les mains qu'il avait replongées dans l'eau, et jette un œil sur l'écran de l'ordinateur. Encore cette connexion Internet qui a sauté, il faut réinitialiser le modem puis redémarrer l’ordinateur.

Quand la connexion est rétablie c'est trop tard pour le concert dont il n'a que l'ultime chanson et les applaudissements de fin - qui n'en finissent pas. Tant pis, Max en profite pour consulter sa boîte mail, lire quelques messages et rédiger une ou deux réponses, avant de se rappeler ses devoirs de maître de maison et de rabattre le couvercle du portable.


L’eau de l’évier a refroidi, il rajoute de l’eau chaude et se remet à l’ouvrage. Il lave les assiettes et les couverts, songeant dans le silence à sa vie de couple tandis qu'il frotte, laissant venir à sa mémoire les bons et les mauvais moments. Sa rencontre avec Nadia, ses rires et ses excès, et le couple qu'ils formaient, elle femme enfant, cyclothymique et un peu fantasque et lui créatif et rêveur, un peu versatile aussi.

Mais amoureux, ça oui, ensemble, des discussions sans fin et des ébats partout, oubliant de manger et de dormir, avec un allant qui confinait à la folie, des paris d'adolescents attardés comme l'escalade d'un pont suspendu en pleine nuit qu'elle avait entreprise et où il avait suivi, luttant contre la nausée que lui donnait le vertige, pour hurler tout en haut leur amour au ciel et aux étoiles…

Il se rappelle ce qu’avait dit sa belle-mère, à la naissance du premier enfant : il faudrait faire preuve de réalisme dorénavant, un enfant a besoin d’une vie stable, et quand bien même ils s’étaient bien trouvés ces deux-là, il leur faudrait maintenant être raisonnables et adultes.

Et ils y étaient parvenus, à s’organiser, à se contenir à des horaires et à un rythme de vie réguliers ; Nadia s’était d’ailleurs montrée d’une efficacité redoutable, métamorphosée par ses responsabilités de jeune mère, trouvant là un tel équilibre qu’un an à peine après la naissance de Pénélope, elle avait voulu un autre enfant.

Cinq et trois ans maintenant, une vie bien réglée et guère le temps de s’ennuyer. Guère de temps pour le farniente et la romance non plus, à part quelques jours volés parfois lorsqu’ils confient les petits à leurs grands-parents pour passer deux ou trois jours tous les deux, comme au début.

Mais l’insouciance, la magie et le romantisme ne prennent plus : la dernière fois - le mois dernier, déjà ? - Nadia a appelé plusieurs fois dans la soirée pour savoir si les enfants allaient bien et, devant les assiettes artistiquement garnies qu'un serveur trop discret avait posées devant eux, ils ont bien vu qu'ils n'avaient pas grand-chose à se dire ; le lendemain, réveillés très tôt par habitude, ils se sont retrouvés démunis sans trop savoir comment occuper ensemble ce temps devenu soudain long et vide.

Faire l'amour pour le tuer, ce temps qui ne passait pas, à la recherche d'un plaisir un peu mécanique, un peu terne, ils s'étaient promenés ensuite, étaient allés au cinéma à pied sans même chercher à se tenir la main, en s'impatientant secrètement du retour des enfants et du lundi. Quel film était-ce ? Comment peut-on oublier les choses ainsi ? Et de quand datait la dernière fois qu'ils avaient fait l'amour ?


Max est tiré de sa torpeur par la sonnerie du téléphone. C’est Alexis, son copain graphiste, qui lui propose une séance de squash demain. Pourquoi pas, c'est dimanche, il n'a rien de prévu. Ils parlent un peu boutique, Max revient sur son projet de créer un book des travaux réalisés par sa petite agence d'architecture au cours de ces deux dernières années, dont Alexis va se charger. Et puis, voilà ce dernier qui se moque gentiment de lui quand il apprend ce que son ami est en train de faire ; divorcé depuis deux ans et sans la garde de sa fille, il se voit mal assumer ce genre de tâches qu’il estime peu flatteuses pour un homme. Max s’en fiche, ça ne le gêne pas, et de toute façon Nadia en fait bien assez comme ça.


Au boulot se dit-il, et il commence à trier les photos des derniers chantiers qu’il a dirigés, se replonge dans l’historique de la transformation d’un ancien garage de centre village en logement social commandé par la mairie, un projet titanesque pour sa petite agence, qu’il a failli lâcher tant les déboires ont été nombreux. Et puis, il songe à la stagiaire d’Alexis qui va probablement travailler sur ce book, brune et vive, elle semblait lui lancer des coups d’œil appréciateurs la dernière fois où il était passé voir son ami.


Finalement, il est presque minuit lorsqu'il remet une dernière fois de l’eau chaude dans l’évier et entreprend de nettoyer la casserole de sauce tomate. Un bruit de clé dans la serrure, Nadia est de retour.

Elle se montre tendre, l’appelle son homme de la maison ; elle l’aguiche un peu, vacillant sur ses talons, la plaque de cuisson constellée de taches rouges attendra.

Elle est un peu ivre, s’aperçoit Max, elle l’entraîne dans la chambre en le tenant serré contre elle, sans cesser de l'embrasser. Le visage glissé dans son cou, il sent soudain une odeur inconnue et entêtante, un mélange de cuir et d’anis – l’odeur d’un autre.


Il ne dit rien, la repousse sans violence mais avec fermeté alors qu’elle se laisse aller sur le lit sans cesser de lui sourire, les yeux un peu dans le vague ; c’est à cet abandon qui lui ressemble si peu, et à ce regard qui devient tout à la fois trouble et concupiscent, qu’il comprend qu’elle est vraiment saoule.


Elle est enfin allongée, il lui ôte son manteau et ses chaussures, décrochant ses bras qui tentent de le retenir contre elle, et la laisse sombrer et s’endormir en lui murmurant "Je reviens".


Il retourne dans la cuisine, tire la bonde de l’évier et regarde l’eau rougeâtre s’écouler, ne ressentant rien, pas même un pincement d’émotion. S’étonnant à peine de cette anesthésie, il se dit que, décidément, l’amour est soluble dans l’eau de vaisselle.