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Blanche mer
Un vieil homme est debout sur le quai d’une gare. En bout de course, il a décidé d’accomplir son dernier rêve : il part voir la mer, une fois encore. A quatre-vingts ans passés, il va faire son ultime voyage, jusqu’à Lorient.
Annonce au micro, une voix qui mange les mots : "Le train express numéro 3047 à destination de Paris va partir, quai numéro 2…" Puis un coup de sifflet, et la fermeture des portes. Le vieil homme s’est installé dans le sens de la marche. Il traverse la France. Plus tard, c’est le changement à Paris, les escaliers du métro, la cohue, puis une autre gare, un autre train… Il sommeille, et regarde de temps en temps les immensités plates et les villes inconnues. Patiente.
Tout au bout, la mer. Elle lui a manqué. Il l’a fuie, et vient enfin la retrouver. Il a enfin le courage, maintenant, même s’il n’a pas oublié, et qu’il a toujours mal. Il contemple l’horizon, mélancolique, et erre sur la plage quasi déserte de septembre.
Au même endroit, qui s’ébattait dans l’eau, qui s’endormait sur le sable, il y eut autrefois une jeune fille. Aujourd’hui, pas loin, s’ébat et court une autre jeune fille. C’est une jeune fille moderne, qui porte un maillot de bain minuscule. Une vie entière les sépare toutes les deux, et pourtant… le vieil homme rêve.
«C’est incroyable, l’effet de la mer ! Ça fait un bien fou !» dit la jeune fille. Elle a vingt ans, elle s’appelle Blanche, et elle est venue sans façon s’asseoir à côté de lui.
Lui, il a un nom. Renom. Renommée. Jean Pardon. Il ne sait pas pourquoi, le pardon. Un nom comme un autre.
Son prénom claque dans le vent quand Blanche lui crie :
«Jean ! Venez vous baigner !»
Il lui fait un signe de la main, pour lui dire sa fatigue, un "Je suis trop vieux pour ça", mais aussi sa connivence. Il hoche la tête, la regarde se jeter dans l’eau, nager comme une championne, avec de grands mouvements des bras, plonger, puis refaire surface en soufflant exagérément, et revenir vers lui.
«Alors, elle est bonne ?» Elle rit, s’assied, s’installe sur le dos pour profiter de la chaleur du soleil au ras du sable et se sécher, puis se met à feuilleter un magazine.
Jean Pardon rêve un peu, les yeux ouverts. Il revoit l’arrivée dans l’hôtel qui donne sur l’océan, une petite pension de famille peu fréquentée en cette fin de saison, son maigre bagage, la patronne qui l’a reconnu, une chambre s’il vous plaît, oui, quelques jours… Elle lui avait désigné la jeune fille qui était déjà sur la plage : «C’est ma petite fille. Elle vous tiendra compagnie…»
Il a fermé les yeux, laissant le soleil lui caresser le visage. Jean Pardon s’endort presque à la berceuse du ressac et à la douceur de l’air. Devant lui, Blanche lui sourit.
Elle sort tout juste de l’eau, ses cheveux dégoulinent en gouttelettes qui lui picorent l’épiderme, roulent, coulent, se fondent sur le sable. Elle doit avoir la peau poisseuse, au goût un peu écœurant.
Les années filent à reculons. Jean Pardon laisse le temps aller. Vingt ans à rouler dans les dunes avec sa Blanche de vingt ans qu’il embrasse. Vingt ans à mordre le sable, les cheveux mouillés, la peau salée et collante ; vingt ans encore à la rattraper dans la mer où ils se jetèrent essoufflés…
Le sable crisse. Jean Pardon ouvre les yeux. Blanche est là qui le regarde debout dans le soleil, s’agenouille, et lui dit :
«Tu devrais essayer au moins une fois, tranquillement, rester là où on a pied. L’eau est bonne, elle a chauffé tout l’été…»
Elle s’allonge à son côté – la vie qui palpite. Jean Pardon s’endormirait bien pour de bon.
Février 1997.