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Manifeste de l'abstinence
55 jours de confinement. Au terme de ce grand enfermement, les langues se délient, les uns font part de leurs difficultés à s'être pliés aux règles strictes, à avoir dû renoncer à des projets de voyage, et estiment que ces deux mois ont été durs, voire insupportables, à se voir ainsi privés de liberté. En somme, tout le contraire de la vie.
Qu'il y manquait ce qui fait qu'on se sent vivant justement : la possibilité d'aller et venir à sa guise, de voir des spectacles, de retrouver ses amis, de faire des rencontres.
D'autres se sont bien accommodés finalement de cette vie sans rapports sociaux ou presque, de ce quotidien casanier. J'en fais partie. Je n'ai pas l'âme d'un ermite, je suis moi aussi un animal social qui a besoin de contacts et d'échanges, a minima.
Mais cette étrange période a été pour moi la confirmation de mon besoin d'être tranquille, dans tous les sens du terme. Qu'il était faisable, et agréable, de vivre dans une sorte d'autarcie relationnelle, à l'exception d'échanges par mail ou d'appels pour maintenir le lien avec ceux qui me sont chers. Que l'autre, finalement, ne me manquait pas tant que ça.
Cela relève sans doute d'une protection. Sans lien social, pas de mise en danger.
J'ai envie de parler d'un lien social en particulier, qui concerne les relations amoureuses. Parce que je confine affectivement depuis un moment. Je suis abstinente depuis disons deux bonnes années, si on excepte une brève aventure peu satisfaisante l'année dernière.
Aujourd'hui je découvre que je ne souffre aucunement de l'absence de relations intimes avec un autre, mon corps est en jachère et cela me convient. Pas d'embarras de l'attente, pas de doutes, d'espoirs parfois déçus, pas de désir ou de frustration.
Comme pour le confinement, les amis avec lesquels j'ai échangé là-dessus sont surpris et en désaccord avec ma position. Pour eux c'est le contraire de la vie.
Pour eux, rien ne vaut les transports amoureux, le cœur battant de l'attente et du désir, l'envie de l'autre qui vous prend comme ça, n'importe quand et n'importe où, l'impatience des retrouvailles.
J'entends Brel, ce grand amoureux passionné, chanter Le prochain amour : "On a beau faire, on a beau dire / Qu’un homme averti en vaut deux / On a beau faire, on a beau dire / Ça fait du bien d’être amoureux." Oui. J'ai longtemps prêché ce besoin-là, et je pense maintenant que j'ai davantage aimé l'amour que mes partenaires eux-mêmes. Et voilà qu'aujourd'hui j'expérimente ce non désir de l'autre et m'en trouve bien. Ce qui était subi devient choisi, et pour moi cela a un bon goût de liberté.
Abstinence donc.
Quand on saisit le terme dans un moteur de recherche, la chose est présentée de façon quasi unanime comme quelque chose de négatif, de subi, de dommageable, de néfaste. Quelques exemples figurant sur la première page de résultats : femina.fr, "Abstinence, quels dangers ?" ; sante magazine, "Abstinence sexuelle : 5 conséquences sur la santé mentale et physique" ; journaldesfemmes.fr, "Abstinence sexuelle : bienfaits et conséquences" - les bienfaits étant uniquement liés à une nécessité médicale (post opératoire, post accouchement, à cause d'une IST).
Elle est systématiquement synonyme de manque, de souffrance.
Elle peut avoir des conséquences physiologiques pour l'homme, qui risque d'avoir des érections moins solides.
Pour la femme, pas de conséquences notables, mais une baisse probable de la libido si l'absence de relations sexuelles dure. Au sein du couple, c'est mauvais signe, et manifestation d'une détérioration de la relation.
Parce que le sexe, et a fortiori une sexualité épanouie, est l'élément-clé du couple, paraît-il. C'est la norme. "Le sexe est devenu, au même titre que le salaire, l'apparence physique, un signe extérieur de richesse que les individus ajoutent à leur panoplie sociale", écrit Pascal Bruckner dans Le paradoxe amoureux. Il y a une véritable injonction sociale, une convention à respecter. Il faut désirer, et être désirable. Faire l'amour, de préférence régulièrement, et aimer ça. C'est une véritable idéologie.
Alors évidemment, arrêter sa sexualité, refuser le sexe, c'est prendre le risque d'être considéré comme anormal, hors des clous, à tout le moins bizarre. L'abstinent est considéré comme étrange, un peu fou ; on le plaint secrètement et l'imagine luttant en permanence contre sa frustration.
Etre abstinent est une tare, une honte, c'est aussi un tabou tant on s'expose, si on le dit, à l'incompréhension, à la critique, à la moquerie. Les femmes sont de vieilles filles, il suffit qu'elles soient un jour de mauvaise humeur pour qu'on les taxe de "mal baisées" ; les hommes ont quelque chose de pervers ou alors ils n'en sont pas – des hommes.
Pourtant, sur la deuxième page de résultats, apparaît une occurrence positive a priori : terrafemina.com, "Les 5 bienfaits insoupçonnés de l'abstinence". Je les reprends ici : investir son énergie sexuelle dans autre chose, l'abstinence pour explorer sa sexualité, l'abstinence pour booster sa libido, l'abstinence pour construire différemment, l'abstinence pour redécouvrir son partenaire.
Cet état est donc vu comme transitoire et de préférence pas trop long, et sur les cinq raisons évoquées, quatre ont pour objectif de retrouver ensuite une relation sexuelle épanouie. L'abstinence reste exceptionnelle et n'est pas considérée comme une fin en soi.
Je fais une précision, après avoir écouté une chronique du docteur Michel Cymes : abstinence n'est pas synonyme d'asexualité, même si les deux conduisent au même résultat. La première relève d'un choix, d'une décision d'être chaste. La deuxième correspond à une absence de désir : les asexuels n'ont pas envie de sexe, sous quelque forme que ce soit.
Ce n'est pas un choix, l'asexualité est une identité comme une autre (hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, etc). Certains s'en trouvent bien, d'autres sont vindicatifs et tiennent un discours de rejet sur le sexe.
Je vais donc me considérer comme abstinente. J'y reviendrai.
En tout cas, asexuels ou abstinents, de toute façon il faut composer avec l'incompréhension de son entourage et faire accepter sa différence.
Le Dr Cymes termine sa chronique en évoquant un procès intenté par un homme envers son épouse qui ne remplissait plus son devoir conjugal. Le code civil est formel : en plus du devoir d'assistance, de fidélité et de respect mutuel, les époux ont une obligation de communauté de vie impliquant, de façon implicite mais reconnue, des rapports sexuels suivis. Le mariage non consommé a d'ailleurs été longtemps une cause de divorce.
J'évoquais l'hypothèse d'une idéologie…
Depuis deux ans donc, ma sexualité est inexistante. Degré zéro de la libido, Gobi, Sahara, Kalahari, je fais ma traversée du désert. Entamée avec la disparition de mon compagnon, j'ignorais à l'époque qu'elle allait me mener si loin. Au début, il y a eu ce besoin de retrouvailles avec moi-même, et j'étais trop occupée à reconstruire ma vie pour prêter grande attention au chemin que je commençais d'emprunter.
Assez vite cependant, une fois passés la sidération et le chagrin de la perte, quand j'ai cessé de me demander comment j'allais faire sans lui, je me suis rendu compte que j'y arrivais. Que je pouvais me passer de lui.
Ensuite, une année avait largement passé, j'ai connu certains errements, des pistes qui ne menaient nulle part, des oasis parfois décevantes, quelques moments partagés avec un voyageur solitaire. Je connaissais surtout le plaisir retrouvé petit-à petit d'avancer seule et de mesurer le chemin parcouru. D'avancer seule et de m'en trouver bien.
Je marche donc, sans nullement ressentir, contrairement à certaines de mes amies, l'envie de faire la rencontre qui animera à nouveau mon cœur. Je crois que je ne suis pas encore prête. Aux compromis inévitables que suppose la relation à deux. Aux "comptes" à rendre. Au quotidien parfois trivial qu'il faut partager.
Et puis, et surtout, je suis soulagée. Mon corps est en jachère et cela me repose, après cinq ans de relation avec un homme qui aimait le sexe au point qu'il lui était aussi nécessaire que boire ou respirer.
Qui ne comprenait pas que le désir puisse s'émousser au bout d'un temps, qu'il est fragile et s'entretient, que le quotidien vient effectuer son travail de sape si on n'est pas vigilant, et qu'on ne peut pas toujours continuer à faire l'amour avec la même passion et la même faim qu'aux temps insouciants des débuts.
Pour lui, le désir était évident, quotidien, et s'affranchissait de toute séduction et d'efforts pour prendre soin de soi. Et qu'importait si on était mal vêtu, jamais parfumé et qu'on détestait aller au restaurant. Les deux dernières années de notre relation, j'essuyais une pression constante et un désir obsessionnel qui négligeait le mien - en l’occurrence, celui de ne pas toujours avoir envie de l'autre -, au point de m'être entendu dire que quand on aime on se force, au point de me reprocher de n'être pas normale, de pratiquer une sorte d'anorexie sexuelle, dans le but inavoué de faire souffrir l'autre. Moi, je voulais simplement être tranquille.
J'ai cru que je n'étais pas normale. Qu'il me manquait quelque chose qu'avaient les autres, les couples qui durent ; je me suis demandé quel était ce secret que j'ignorais permettant d'entretenir la flamme du désir. J'ai fini par comprendre deux choses : la première, c'est qu'il y a autant de sexualités qu'il y a de couples ou d'individus, et ce qui est la norme pour l'un peut être l'exception pour l'autre.
Il est des couples solides et durables qui n'ont plus de rapports sexuels et ne s'en trouvent pas si mal. Il en est d'autres qui ont su conserver leur fougue – du moins le prétendent-ils, on veut bien le leur souhaiter, quoique je doute qu'elle puisse être la même qu'au tout début.
On ne sait ce qui se passe en fait, une fois la porte de la chambre refermée. D'autres encore ont trouvé des arrangements, de ces accommodements qu'on met en place quand l'un des deux partenaires n'est pas satisfait.
La deuxième chose, qui a mis du temps pour apparaître et a fini par se présenter comme une évidence, c'est que je n'étais pas l'objet désirant que je m'imaginais être, ou que j'avais essayé d'être afin d'obéir à la norme sociale. A chaque nouvelle relation, je me disais que l'homme rencontré était le bon, qu'avec lui enfin j'allais connaître le désir sans fin de sa compagnie et de son corps.
Mais le Prince charmant finissait par perdre de son attrait, et passé l'enthousiasme des débuts, j'ai connu dans chacune de mes relations ce moment de bascule où le désir se fait moins fort, comme usé.
Il y a sans doute des raisons à puiser dans mon enfance et mon éducation, mais mon propos n'est pas là. L'important est que je me sois dit, et ce tout récemment, que c'était dans ma nature, que j'aimais faire l'amour sans que cela me soit absolument essentiel, et que je lui préférais finalement bien d'autres choses, la tendresse, le partage, la complicité.
J'ai compris que c'était là un élément de ma personnalité, que cela m'appartenait, au même titre que je n'aime pas le café et que je bois des litres de thé fumé.
Me rendre compte de cela, en même temps que je réalisais que l'absence de relations sexuelles ne me manquait pas, m'a donné un formidable sentiment de liberté. Comme si je m'étais déchargée d'un fardeau, celui de devoir être, de façon constante et socialement exigée, désirante et disponible. Sans homme, je me sens libre.
Libre à double sens : de ne pas avoir à répondre à une demande sexuelle, et libre affectivement, c'est-à-dire libre de ne pas devoir me dépêtrer dans des sentiments contradictoires, des interrogations, des doutes, ou tout simplement de l'attente.
Libre parce que non dépendante d'un autre. Bien sûr, beaucoup de choses me manquent, dont la tendresse, des bras solides, pouvoir me reposer sur quelqu'un et compter pour lui. Mais pas assez pour risquer de faire s'effondrer ce refuge que j'ai construit et dans lequel je me sens, enfin, à ma place. Je préfère ma tranquillité et mon célibat qui, pour stériles qu'ils soient, me permettent d'être moi-même...
La semaine dernière, j'ai entendu Emmanuelle Richard, invitée sur France Inter, qui venait présenter son essai, Les corps abstinents. Abstinente elle-même pendant cinq ans, elle a rencontré une quarantaine de personnes qui n'ont plus de relations sexuelles, par choix pour certaines, par dépit pour d'autres.
Elle parlait pour moi. Je n'étais donc pas seule à expérimenter ma traversée du désert. Je ne suis pas anormale, simplement différente. Aujourd'hui, je suis allée acheter son livre. Je ne l'ai pas encore ouvert, je voulais terminer d'écrire ce texte. Mais je sais déjà que, grâce à elle, je peux revendiquer le droit au non désir, au corps en jachère.
Strasbourg, le 20 mai 2020.
Je vous invite à lire
Les corps abstinents
Emmanuelle Richard. Flammarion, 02/2020
978-2-0815-1437-0
Le prochain amour, Jacques Brel
On a beau faire, on a beau dire
Qu’un homme averti en vaut deux
On a beau faire, on a beau dire
Ça fait du bien d’être amoureux
Je sais pourtant que ce prochain amour
Sera pour moi la prochaine défaite
Je sais déjà, à l’entrée de la fête
La feuille morte que sera le petit jour
Je sais, je sais, sans savoir ton prénom
Que je serai ta prochaine capture
Je sais déjà que c’est par leur murmure
Que les étangs mettent les fleuves en prison
Mais on a beau faire, mais on a beau dire
Qu’un homme averti en vaut deux
On a beau faire, on a beau dire
Ça fait du bien d’être amoureux
Je sais pourtant que ce prochain amour
Ne vivra pas jusqu’au prochain été
Je sais déjà que le temps des baisers
Pour deux chemins ne dure qu’un carrefour
Je sais, je sais que ce prochain bonheur
Sera pour moi la prochaine des guerres
e sais pourtant que ce prochain amour
Sera pour nous de vivre un nouveau règne
Dont nous croirons tous deux porter les chaînes
Dont nous croirons que l’autre a le velours
Je sais, je sais que ma tendre faiblesse
Fera de nous des navires ennemis
Mais mon cœur sait des navires ennemis
Partant ensemble pour pêcher la tendresse
Car on a beau faire, car on a beau dire
Qu’un homme averti en vaut deux
On a beau dire
Ça fait du bien d’être amoureux.
Je sais déjà cette affreuse prière
Qu’il faut pleurer quand l’autre est le vainqueur
Mais on a beau faire, mais on a beau dire
Qu’un homme averti en vaut deux
On a beau faire, on a beau dire
Ça fait du bien d’être amoureux