Nouvelles
Ben Feld
Le vieux salaud a attiré du monde. De sa voiture garée sur le parking en face de l'église, Ben voit l'assistance se presser à la sortie de l'office. On tient à rendre hommage en nombre à monsieur Pierre Feld, notaire retraité et secrétaire de mairie pendant deux mandats. Quand le hayon du corbillard se referme sur le cercueil, chacun se précipite dans son véhicule pour suivre le cortège jusqu'au cimetière. Ben se recroqueville sur son siège et attend que tout le monde soit parti pour démarrer à son tour.
Il a fait le tour du cimetière et s'est dissimulé derrière une haie pour assister à la mise en terre. Son cœur se serre lorsqu'il voit Anna de dos, debout à côté de la fosse, soutenue par son compagnon. Il y a un espace à côté d'elle, un trou dans la foule rassemblée autour de la tombe. Cette béance, c'est sa place. Ben recule. Impossible de partager le chagrin de sa sœur, impossible de le supporter.
Il reprend la voiture de location, traverse plusieurs villages, et s'arrête au bord d'une petite route. Il suit un chemin qui passe entre les champs ras, longe un canal, rejoint une piste cyclable et arrive à une écluse où se tient une petite maison transformée en café, munie d'une terrasse ombragée. C'est ouvert, accueillant, agréable, et presque désert, à l'exception de quelques cyclistes venus faire une pause. S'y arrêter, y laisser filer les heures. Ben commande à boire, sirote un vin blanc un peu acide. Les clients se font de plus en plus nombreux à mesure que l'après-midi s'achève, jusqu'à ce que des musiciens s'installent et commencent les balances. Il se lève alors que le groupe entame sa première chanson. Il reconnait Satisfaction. Dans la nuit tombante il peine à retrouver le chemin vers sa voiture. Il est temps de retrouver Anna.
Elle a ouvert, s'est légèrement reculée pour le laisser entrer. Elle ne semble pas surprise de le voir, ni lui reprocher d'arriver si tardivement. Elle l'attire contre elle, vibrante de sa peine, puis le repousse, reprend aplomb sur sa canne et lui fait un sourire hésitant.
"Viens, je parie que tu n'as rien mangé."
Ben n'ose rétorquer qu'elle doit avoir l'estomac aussi vide que le sien et la suit jusqu'à la cuisine.
"Mathieu n'est pas là ?
- Non, il est allé raccompagner tante Cécile. Je crois qu'il va lui tenir compagnie un moment. Tiens, assieds-toi."
Elle ouvre le réfrigérateur, en sort du fromage, de la charcuterie, une bouteille de vin entamée.
"C'est les restes de la collation, il y a aussi de la brioche, tu en veux ?"
Elle n'attend pas la réponse de son frère, et s'installe face à lui, poussant les deux assiettes dans sa direction. Sa béquille, qu'elle a posée contre la table, tombe avec un fracas sec qui les fait sursauter tous deux. Ben se lève, elle le retient.
"Laisse." Elle se penche souplement pour rattraper la canne qu'elle coince contre le rebord de la table. "Mange."
La première bouchée a un goût de plâtre, mais les suivantes sont plus aisées à avaler. Anna le regarde sans rien dire, triturant de la mie de pain qu'elle transforme petit-à-petit en une boulette qu'elle roule sur la table.
"Je t'ai vu, à la sortie de la messe. De l'autre côté de la route.
- Je n'ai pas réussi à venir.
- Je sais." La boulette devient un carré, puis à nouveau une boule, enfin un boudin qu'Anna aplatit et sur lequel elle se met à faire de petites stries, du bout de l'ongle. Elle finit par le pousser de côté et croise les bras, le regarde, et prend une grande inspiration.
"Ben… tu sais, Papa, dans ses derniers moments, parlait tout le temps de toi. Il espérait, et moi aussi, que tu viendrais… qu'avec le temps, tu aurais fini par comprendre, par accepter…
- Comprendre quoi Anna ? Accepter quoi ? C'est à cause de lui que Maman est morte, bon sang ! C'est à cause de lui que tu marches avec une canne !" Ben se lève et dans sa précipitation fait tomber sa chaise. Il frappe la table du plat de la main. "Qu'il soit mort maintenant ne change rien, bordel !"
Anna le regarde. Ses yeux qui ne cillent pas. La bouche pincée, sévère brusquement :
"Justement si. Arrête avec ça. Tu sais très bien qu'il n'y est pour rien, il te l'a dit. Mais je ne sais même pas pourquoi j’en discute encore avec toi, de toute façon tu n’as jamais rien voulu entendre !
- Mais entendre quoi ?" Ben redresse la chaise avec brutalité, la cognant contre la table, se détourne et ouvre la fenêtre. Il respire la fraîcheur de la nuit. Dos à sa sœur, il reprend : "Papa s'est endormi au volant quand vous reveniez de ton spectacle, il a raté le virage !
- Il ne s'est pas endormi ! Ce n'est pas lui qui a raté le virage. C'est moi."
Ben se rassied face à sa sœur, croise les bras.
"Mais arrête ! Pourquoi est-ce que tu continues à le défendre ! Et pourquoi toi, tu aurais conduit, hein ?
- Ben, j'avais mon permis depuis deux mois. Il m'a proposé de prendre le volant, il voulait me faire plaisir." Sa bouche se tord en une grimace de souffrance. "Il avait plu, tu te souviens ? J'ai glissé, c'était un accident. Un accident, Ben !
- N'importe quoi ! Je n'y ai jamais cru, à cette histoire. C'est lui qui t'avait dit de dire ça, hein ? Putain, ils vous a tous manipulés, ce vieux salopard ! Ah, il savait y faire ! Même toi tu t'es laissé faire. Et maintenant encore, tu essaies de me réconcilier avec lui !" Ben reprend sa respiration. Il a débité ses phrases d'une traite. Pourquoi s'obstine-t-elle ainsi ? Pierre Feld est enterré avec son crime, et sa mort ne rachètera pas celle de leur mère, ni la boiterie de sa sœur. Anna soupire, se lève et attrape sa béquille. Sa main se pose sur son épaule.
"Je vais me coucher. Tu peux prendre la chambre d'amis, c'est à l'étage, la première porte à droite. Laisse tout ça, on rangera demain.
- Anna, je…
- Bonne nuit."
Le sommeil a été mauvais et les heures longues. Ben a écouté les bruits de la maison, le craquement du bois, le carillon de l'horloge qui battait les quarts d'heure, le chant d'une chouette quelque part dans la nuit. A son réveil, un mot l'attendait sur la table de la cuisine, des instructions pour la machine à café, on serait de retour pour le déjeuner. Il a longtemps erré dans ces pièces où il venait pour la première fois, essayé quelques notes sur le piano de Mathieu, admiré le petit jardin à l'arrière, envoyé un SMS à sa femme : "Je suis chez Anna. Tout va bien. Je vous embrasse tous les trois." Il aurait pu appeler, mais il aurait fallu raconter, alors que la seule voix qu'il avait envie d'entendre était celle des enfants. A ce moment-là, ils lui ont manqué comme jamais, ça faisait un trou qui lui a semblé prendre toute la place.
Le déjeuner s'est passé dans une sorte de brume dont Ben, malgré toute sa volonté, ne parvenait pas à se défaire. Ils ont mangé, parlé de choses sans importance, il y avait là une étrange normalité à laquelle il s'est contraint par politesse. Va prendre l'air, a dit Anna.
Ben l'avait oublié : c'est la fête du Stubehansel. Trois jours de liesse à la mi-août, qui attirent jusqu'aux habitants des villages voisins. Ben avance tant bien que mal dans la cohue. "La rue assourdissante autour de moi hurlait". Dans sa tête tourne le vers d'un poème qu'il avait appris par cœur pour le bac français. Ben ne parvient pas à se rappeler la suite, il est question d'une femme, de douleur et de jambe de statue. Le vers tourne en boucle sans rien derrière, alors qu'il doit se frayer un chemin entre les badauds, les poussettes et les caddies de courses. Il parvient à se reculer légèrement pour laisser passer un cycliste héroïque qui pousse sa monture à contre-courant. Le marché aux puces tire à sa fin, les vendeurs, rougis par le soleil, bradent leurs articles ou les abandonnent à même le trottoir.
Ben arrive en vue de la mairie et de la médiathèque. Le grand parking, vidé de ses voitures pour l'occasion, réunit les attractions de la fête. Un manège aux lumières violentes déverse une bouillie de techno, un enfant pleure du haut de son avion, une petite fille cramponne l'encolure d'un cheval en plastique. Elle le chevauche tout en maintenant tant bien que mal une barbe à papa rose fuchsia presque intacte qui menace de se coller dans ses cheveux. Des cris et des pleurs, le poum poum des basses, la voix amplifiée du forain qui fait saturer les enceintes. On commence à se presser autour des deux stands qui bordent l'entrée du parking et se font concurrence, les pompiers d'un côté, l'amicale de foot de l'autre. Ben opte pour les uniformes, se faufile entre les badauds agglutinés sous la toile du chapiteau et réussit à attirer l'attention d'un des préposés à la tireuse.
"Ce sera quoi ? dit l'homme dans le brouhaha.
- Une bière !
- Kro ? 16 ? Licorne ?
- Euh… Une licorne !" répond Ben, à qui les deux premiers noms ont fait remonter des souvenirs de cuite mal digérée.
L'homme pose sur le comptoir de bois un verre en plastique d'où dégouline la mousse de la bière servie trop vite. Ben s'empresse de régler et de s'extirper de la foule en renversant le trop plein du gobelet. Enfin à l'écart, il trempe ses lèvres dans la mousse qui retombe déjà. Une amertume et un goût un peu trop légers pour un palais habitué au gras de la stout, mais au moins la bière alsacienne a-t-elle le mérite d'être fraîche et désaltérante. Il ne peut résister à l'envie d'en prendre une deuxième, qu'il boit un peu plus lentement cette fois. Une légère ivresse commence à monter, presque agréable, tandis qu'il sort du parking pour prendre la première rue à sa gauche, puis une deuxième à main droite, parallèle à la route principale. Point de stand ou d'animation ici, où les bruits de la fête lui parviennent étouffés, c'est une rue étroite et peu passante, calme et fraîche, bordée de maisons à colombages. Un chat tigré est allongé à même le trottoir, dans un rayon de soleil qui filtre entre deux portails. La patte avant droite toute blanche, comme une chaussette. On dirait Biscotte, le chat de la famille. Mais Biscotte a disparu depuis bien longtemps. L'animal se lève tranquillement à l'approche de Ben et s'en va d'un pas dolent avant de se hisser lestement sur le pilier d'une porte de garage pour disparaître de l'autre côté.
Quelques mètres plus loin, il longe une clôture en métal rouillé, croulant sous le lierre et la vigne vierge. Derrière un portail rongé se dessine une petite allée envahie de mauvaises herbes qui mène à la porte d'entrée de la maison, aux vitraux encastrés de poussière. La végétation a colonisé tout le jardinet jadis si bien entretenu ; toutes les fenêtres sont fermées par des volets au vert passé, à l'exception d'une seule à l'étage, juste au-dessus de l'auvent de verre qui protège la porte, laissant apercevoir un voilage effiloché. Le tout dégage une atmosphère de déliquescence et de charme suranné auquel Ben serait sensible si cette maison-là ne lui était pas si familière. Voilà donc où le hasard, le chat, ou ses souvenirs ont conduit ses pas. Il sait par Anna qu'elle a été vendue depuis quelques d'années, son père ayant décidé à sa retraite d'emménager dans l'un des appartements lumineux et tout confort des nouvelles résidences construites à la périphérie de la ville. Les nouveaux propriétaires ont semble-t-il sous-estimé le montant des travaux de rénovation et depuis la maison, trop grande, trop vétuste, s'abîme doucement. Ben se souvient du grincement caractéristique du portail, que sa mère avait interdit à son père de graisser, tant le gémissement des gonds prévenait efficacement de l'arrivée de visiteurs. Il est tenté de pousser le portillon, qui n'est pas verrouillé. Se retient, la main sur la poignée. Que gagnerait-il, à pénétrer comme un voleur dans ce jardin à l'abandon ? Il le voit bien, que les lieux aujourd'hui n'ont plus rien à voir avec ceux de son enfance, et la décrépitude de l'endroit prouve que toute trace du passé de la famille Feld a disparu de ces murs.
Vingt-quatre ans plus tôt, il en est parti, le cœur plein de haine et résolu à ne jamais revenir. C'est pour Anna, et pour elle seule, qu'il a accepté d'enfreindre cette promesse faite à lui-même. Mais il ne parvient pas à se défaire du sentiment de malaise provoqué par leur échange de la veille. Il a été brutal, mais il y a autre chose. Elle semblait si sincère, dans son insistance à se présenter comme responsable de l'accident… Un vertige soudain l'oblige à prendre appui sur la grille. Courbé en avant, il inspire et expire lentement avant de trouver la force de se redresser.
Ben reprend sa marche pour arriver place de la République, où volettent dans la brise quelques sachets plastique et des feuilles de journal, un carton éventré qui glisse par à-coups sur les pavés. Quelques passants s'y tiennent, des touristes sans doute, qui lèvent leurs téléphones pour immortaliser l'horloge à jacquemarts de l'Hôtel de ville, une œuvre du 16ème siècle qui fait la fierté de la ville et laissait indifférent l'adolescent qu'il était. L'un des badauds lit la description de l'horloge, pointant du doigt chacun des trois automates. Ben ne peut s'empêcher de lever les yeux en suivant les indications du guide improvisé.
Les trois personnages sont toujours là, fidèles à ses souvenirs.
"A gauche se tient Pax, la mort, lit le touriste, incarnée par un squelette tenant une faux de la main gauche et un sablier de la main droite ; de l'autre côté se dresse Prudentia, un soldat cuirassé muni d'une hallebarde et d'un maillet avec lequel il frappe les quarts d'heure sur le carillon de l'horloge. Enfin, surplombant ces deux figures, un homme portant veste et tricorne bleus apparait à un fenestron, les deux mains prises lui aussi, l'une par une bourse, l'autre par un sceptre. C'est Justitien, allégorie de la justice, personnifiée par le Schultheiss, maire et juge de la ville, qui lève et baisse son bâton prévôtal à chaque heure, en même temps qu'il ouvre et ferme la bouche. La bourse, précise le guide, est le symbole de sa fortune."
Ben écoute, stupéfait. Le Stubehansel, justicier ? A l'école, on leur a raconté la légende de ce triste personnage : au 14ème siècle, alors que la ville était assiégée, cet homme, préposé au poêle et au service des notables, avait ouvert les portes aux mercenaires du duc de Wurtemberg, qui s'étaient empressés de piller la ville et de massacrer ses habitants. Lesquels ont fini au cours des ans par donner à l'automate le nom du traître, peut-être à cause de cette bourse donnée par le duc en récompense de son infamie. Après tout, s'il ouvre la bouche à chaque heure, c’est sans doute pour se justifier, pour se défendre contre la sentence qui va être rendue.
Il avait plu, ce soir-là. Ce n'est pas lui qui a raté le virage, c'est moi. J'ai glissé. Pris de vertige à nouveau, Ben recule et prend la ruelle qui jouxte le bâtiment municipal. Au bout, il sait trouver une placette et un banc sur lequel il se laisse tomber. Il pose ses coudes sur ses cuisses et, penché en avant, frotte son visage à plusieurs reprises. Respire à grandes goulées. Ça va mieux. Brusquement, il a envie de bruit, de foule et de rires. Il quitte le calme de la placette et refait le chemin en sens inverse, se retrouve sur le parking de la mairie.
Comme il s'y attendait, il y a du monde, ça sent la merguez et la tarte flambée, il faut à nouveau jouer des coudes pour commander. La bière est toujours un peu fade, mais tant pis. A l'entrée se tient un food truck qui n'était pas là l'après-midi. Au comptoir officie une femme à l'opulente chevelure rousse, qui fait griller des steaks avec dextérité. Ça sent bon. Ben s'approche, prend place dans la file d'attente. Elle cuit, prépare, emballe, tend, prend le règlement, rend la monnaie. Sourire, voix enjouée, bon appétit. Et puis c'est son tour. La femme le regarde, ses yeux s'écarquillent parmi les éphélides. Ben la reconnaît enfin. Line Golsheim. Sa Line du collège, qu'il consolait lorsque les critiques faisaient trop mal, t'as bronzé à travers une passoire ?, la rousse tu pues ; Line et leur premier baiser échangé près du château d'eau ; Line perdue de vue quand elle était partie à Strasbourg. Derrière, on proteste :
"Vous commandez, là ? On attend…"
Line sourit. Elle est toujours aussi belle.
"Ben ! Anna m'a dit que tu étais là ! J'espérais bien te voir…" Elle ne lui laisse pas le temps de répondre, et lui tend un sandwich chaud et odorant. "Hanselbrot, spécialité de la maison ! Il y a un peu de foie gras dedans, et de la confiture d'airelles. Tu me diras ? Reviens d'ici deux heures, ce sera plus calme !"
Ben a à peine le temps de remercier qu'il est poussé par le client suivant.
Il croque dans le pain. C’est chaud, gras, moelleux. Bon, il n'y a pas à dire, un peu écœurant aussi. Il ne parvient pas à terminer et va jeter le reste du sandwich. Le trou dans son ventre est toujours là, qui le brûle au-dedans. Il s'allonge sur le banc de pierre et colle ses vertèbres contre le gré tiède. Ne plus bouger, ça va passer. Le ciel pâlit doucement, où se dessine déjà l'Etoile du Berger. On entend au loin des bruits de fanfare. La parade va commencer, il n'a qu'à rester là tranquillement en attendant que ses entrailles s’apaisent.
La fanfare est passée, la nuit tombée. Line est en train de fermer le dernier vantail et de verrouiller son food truck. Elle s'est changée, a lâché ses cheveux toujours aussi foisonnants que dans les souvenirs de Ben. Il se fait la remarque qu'elle ne sent pas la friture, et qu'elle semble bien plus fraîche que lui. Ils marchent lentement dans les rues du centre-ville déserté, parlent à mots pesés, comme pour se reconnaître, doucement, prudemment, et mesurent, aux événements qu'ils se racontent, le temps parcouru. Arrivent dans une rue qui borde un canal, où se serrent de petites maisons de plain-pied sur le trottoir.
"C'est là", dit Line.
Ils se sont installés sur la pergola à l'arrière de la maison. Avec sa balancelle dans laquelle ils ont pris place, Ben lui trouve un air américain. Line n'a pas posé de questions sur sa présence – elle sait très bien ce qui l'a ramené ici. Alors il y a son silence, une attente, et leur complicité intacte revenue du passé, l'oscillation douce de la balancelle et les grillons, la brise de la nuit et le calme des gens qui dorment. Ben se met à parler. Les mots viennent sans qu'il les cherche, qui disent la colère désespérée qui l'a poussé à partir et à faire sa vie ailleurs, dans cette Ecosse où, devenu flic, marié et père de deux enfants, il a tâché de ranger dans un coin de son esprit la haine nourrie envers le père, et d'ignorer la plaie qui peinait à se renfermer. La voilà béante à nouveau, cette blessure, ravivée par la discussion de la veille avec sa sœur. Tandis qu'il parle, les souvenirs refluent qu'il croyait ensevelis depuis toutes ces années, et soudain des images, des flashes, sa sœur qui hurle le nom de leur mère et se frappe la tête contre le mur, son père dans une chambre d'hôpital, qui la tient dans les bras, lui lisse les cheveux et lui murmure que ce n'est pas sa faute. La faute de qui ? La sienne, qui n’avait pas voulu se joindre à l’équipée familiale ? Celle d’Anna, comme elle le prétend ? Celle du vieux salaud ? Tout se mélange, c'est un gouffre qui se dévoile à ses pieds, au bord duquel il oscille. "Putain, Line, je sais plus où j’en suis !"
Elle s'est rapprochée, elle l'enlace et pose la tête contre son épaule. La balancelle grince et les grillons se taisent.
"Viens." Il saisit la main qu'elle lui tend et se laisse conduire. Elle fait tomber sa robe qu'elle écarte d'un mouvement du pied. Debout dans la pénombre, ses contours dessinés par la faible lueur du dehors, elle attend. Il entend son souffle, il l'entend sourire. Viens, répète-t-elle. Alors il s'approche, se laisse happer par ces mains qui tirent sur sa chemise, par ces lèvres qui parcourent son cou et son torse, par ce corps qui se presse contre le sien. Ils basculent sur le lit, roulent, tombent, se serrent, se griffent, se mordent, se chevauchent tour à tour, se déprennent et se reprennent. L'impatience monte, et avec elle une sorte de rage, de violence trop longtemps refoulée, le trou dans le ventre de Ben se dilate et se contracte, semble imploser. Au bord de la jouissance, il se cabre, les jambes de Line enserrent ses reins, tout son sexe et son bas ventre le brûlent. Il faut en finir, aller au bout et faire péter tout ça. Alors il explose.
Line est allongée sur le flanc face à lui. D'un doigt léger, elle suit le sourcil, le creux de la tempe, la bosse de la pommette, la courbure de la joue, l'angle de la mâchoire. Sa main se pose sur le rond de l'épaule, y reste.
"Je suis désolé. Je n'ai pas été très…"
Line hausse les épaules. Il roule sur le dos, s'assied.
"J'ai encore la haine, Line. Je ne suis plus sûr de rien, dit-il en se frottant le visage. Je ne sais pas quoi penser." Il la regarde.
"C'est normal, Ben. Elle se redresse, se colle tout contre lui.
- Mais concrètement, il s'est passé quoi, après ? Anna ne m'a jamais dit. Enfin, je ne lui ai jamais demandé." Contrer le vertige qui revient, ne pas se laisser happer par le gouffre.
"Les gendarmes ont fait une enquête. La route était glissante à cause de l'orage, ils ont fait un aqua planning. Le rapport a conclu à un accident.
- Un accident, OK. Ca ne pouvait pas être autre chose ! Mais je ne comprends toujours pas pourquoi Anna s'en dit responsable !
- Parce qu'elle était au volant.
- Line, stop. Elle m'a dit la même chose hier. J'y crois pas une minute !
- Sauf que la voiture n'était pas assurée en jeune conducteur. Ton père a dit aux flics que c'était lui qui conduisait.
- Impossible ! Les secours ont bien dû se rendre compte…
- Non, il a réussi à déplacer Anna avant qu'ils arrivent. Ne me demande pas comment, elle ne me l'a jamais raconté, elle ne se souvient pas. Lui, il a décidé ça dans l'urgence…" Pierre Feld, coupable d'une fraude à l'assurance. Pierre Feld, qui endosse la responsabilité d'un crime. Qui protège Anna. Pour le bien de tout le monde.
"Pourquoi ils ne m'ont rien dit, hein ? Pourquoi ils m'ont servi les mêmes bobards qu'aux flics ?
- Mais tu le savais, Ben ! Ton père t'a tout expliqué, à l'hôpital. Il t'a dit la vérité, et la version qu'il allait donner. Tu n'as entendu que celle-là.
- Pourquoi je ne m'en souviens pas, alors ?"
Line le regarde sans répondre. S'il n'y a pas d'explication à cette amnésie, à l'occultation de ce fait, reste Anna, qui a donné son accord, qui a laissé faire. Anna qu'il croyait sacrifiée.
"Elle avait 22 ans, Ben. Elle était dévastée. Et puis, tu es bien placé pour savoir combien il était difficile de s'opposer à ton père, une fois qu'il avait décidé quelque chose…"
Une obstination qui l'a mené au mensonge, à la dissimulation de faits, à la fraude. Ben ne peut s'empêcher de condamner la macabre mise en scène, en même temps qu'il imagine son père déplaçant Anna ensanglantée et inconsciente dans les débris de verre, et la force qu'il a dû lui falloir, la rage aussi. Comment a-t-il pu être si rationnel, à ce moment-là ? Comment peut-on tout simplement penser, alors que sa femme est passée à travers le pare-brise et gît disloquée sur la route ? Qui son père a-t-il tenté de protéger ? Etait-ce Anna, ou lui-même ? Le cerveau de Ben est envahi de mouches affolées qui se cognent sans cesse à la vitre de sa conscience, repartent dans un vol désordonné pour revenir heurter l'obstacle, de plus en plus nombreuses, obstinées autant que désespérées. Il faudrait ouvrir la fenêtre.
Ben s'est levé, incapable de rester en place. Il hésite, l'espace d'un instant, puis commence à rassembler ses affaires en espérant ne pas réveiller Line dont il entend la respiration régulière. Il se penche pour écarter une mèche de cheveux qui cache le visage de son amie, retient l'impulsion de déposer un baiser sur sa tempe. Il se recule avec précaution, emporte ses vêtements et se rhabille dans la pergola. Au loin sonne la demie de six heures. Bientôt, le Stubehansel ouvrira la bouche, encore et encore, pour réclamer justice.